"Puisque le son est fréquence de percussion, lorsqu'il s'acharne, la mort c'est fête."

Que savons-nous de cette œuvre ? Qu’il s’agit de «volume», suspendu à un fil dans un frigo d'abattoir (le MAKI, Angoulême) par l’un, Vincent BOISSELIER, poussé à fond par les deux autres, Adrien MONTEIRO et RACHTAÏA

Il est vrai que de cette gigantesque AMORCE, nous ne connaissons que le fil conducteur, les prémices, les «bouts d’essai», les fragments destinés à une expérimentation, autant de préliminaires rendus nécessaires par une exposition qui, paradoxalement, ne visera rien moins qu’à faire disparaître l’œuvre, et qui ne durera que le temps de cette disparition, intentionnelle et dûment programmée.

Autant dire que les spectateurs seront invités, comme autant de témoins, à une expérience afin de «constater des dégâts», à contempler une catastrophe dont la dimension sublime est volontairement sarcastique… Soit, tout un processus iconoclaste où une sculpture, celle de BOISSELIER, se transformera en installation, avec le caractère claustrophobe du lieu, puis en sculpture cinétique et bientôt en performance, avec l’introduction véhémente des sons de MONTEIRO et des secousses de RACHTAÏA, avant que de revenir à un état indifférencié de matériaux insignifiants et triviaux. Et la boucle est bouclée…

C’est donc bien à un changement d’état, à une exposition éphémère, à une exposition ironiquement «consommable», à un concert bridé par son support technique, que nous sommes conviés : ni tout à fait une «expo» d’arts plastiques, ni tout à fait une «impro» de musique, c’est surtout à une forme d’art inédite, inséparable de «l’air du temps» compris dans ce qu’il a de meilleur, qu’il nous est permis d’assister.


En liant sur un mode performatif la sculpture et le son, en faisant se rencontrer dans une salle d’équarrissage une sculpture mutique et des sons informes, BOISSELIER, MONTEIRO et RACHTAÏA participent à renouveler notre perception de certaines formes d’art (ce qui reste d’une œuvre performée n’est plus du volume réductible à une relique), notre appréhension de la musique (le son devient tributaire d’une forme et le morceau joué ne saurait être réitéré à l’identique, ni posséder en soi une quelconque valeur) et notre compréhension d’une certaine façon de créer (la forme est tributaire du son qui va la modifier ; le son est conditionné par la forme qu’il lui faut transformer) : ce qu’ils font, montrent et jouent est fugace, ne peut être conservé et figé en patrimoine. En cela, ils participent activement à la promotion de l’esthétique pragmatique qui définit la culture comme un processus, une dynamique, comme une intensité, joyeuse, partagée, révisable en permanence, sans forme canonique, sans technique élective, sans norme ou attente exclusive. Bref, cette AMORCE est d’abord celle d’un «moment» ou d’une «ambiance d’art» que chacun, ensuite, doit faire perdurer, doit défendre, doit entretenir, ailleurs et autrement, comme il lui plaira et comme il pourra, selon des modalités qu’il lui faudrait incessamment inventer…

Cette sculpture, sculpture cinétique, installation, performance, concert, set, event - en fait, on ne sait pas encore ou on ne sait plus comment qualifier ce genre de production, tant elle déroge aux conventions et au connu - on la décrira très mal, très improprement, très insuffisamment comme suit : une vaste construction abstraite chaotique en bois de cageots suspendue entre des poteaux d’acier galvanisé par des fils que l’on distingue avec difficulté avec ici et là, des accrétions qui signalent des zones de contact avec des boomers customisés, eux-mêmes fichés sur des armatures métalliques et reliés par un entrelacs de câbles et de fils à une table de mixage encombrée de pédales d’effets… L’ouverture «en fanfare» de l’exposition sera pour la sculpture le début de sa fin : les vibrations des boomers accompagnant des sons, de plus en plus forts jusqu’à devenir assourdissants et presque tangibles, mettront en mouvement (une suite de trémulations au départ, une succession d’ondulations contrariées par la suite, un déferlement de secousses contraires et irrésistibles autant que fatales, enfin…) et à l’épreuve la gracile construction, ruineront sa délicate ordonnance baroque. Implacablement, impitoyablement, le phénomène se poursuivra jusqu’à la démembrer d’une façon toute «sismique», quand bien même celle-ci, d’évidence, aura poussé hors-sol.







C’est donc à une apocalypse contrôlée et en milieu confiné, à une exécution non plus sommaire mais aboutie que les spectateurs seront conviés, à une «explo-sition», selon le bon mot de BOISSELIER… Les spectateurs – vous, nous, les autres - assisteront, impuissants et ravis à ce délitement catastrophique, préparé et attendu… A chacune et chacun, alors, en fonction de ce qu’il sait ou croit savoir, de ce qui l’entoure, d’apprécier et de qualifier cette violence en même temps effective, spectaculaire et simulée (la manière de suspendre de V. BOISSELIER peut être férocement connotée ; la façon de jouer de A. MONTEIRO peut devenir méchamment évocatrice…)… Car L’AMORCE est autre chose qu’un bidouillage post-onze septembre propret qui sous-traite ou récupère sans conviction un racoleur esthétisme «de la disparition» ou «de la catastrophe», est autre chose que seulement un énième brûlot «radical-chic» d’une innocuité politique (au sens fort et premier) dont on ne soupçonnerait jamais le premier barbecue dominical venu…

 

Ce sera pour le public, assurément, l’occasion de se frotter à une installation comparable au «Merzbau» de Kurt Schwitters à Hanovre, mais seulement entrevu au cours de sa destruction, pendant les terrifiants «bombardements de zone» alliés au phosphore… Oui, ce sera violent mais pas démonstratif. Oui, ce sera sans concession mais tous publics. Oui, ce sera sans filtre mais symboliquement efficace a posteriori… Et il vous faudrait pouvoir imaginer dans une seule et même salle, à un «moment T» comparable à celui qui précède un tir d’accélérateur de particules expérimental, des artistes de la trempe de Nancy Rubins, Eva Hesse, Luigi Russolo, Rachel Harrison, Phoebe Washburn, Jean Tinguely, Sarah Sze, Lebbeus Woods, Rolf Julius, Céleste Boursier-Mougenot, Hanatarash, James Graham Ballard, Richard Shusterman, Masami Akita (aka Merzbow), Steven Parrino, Gustav Metzgzer, Paul Virilio, James Clifford, Davis Toop, Philip Kindred Dick… Pressez… Et puis ? Et alors ? Et pourquoi ? Et comment ?

Cette œuvre, déjà, même à l’état d’ébauche, montre ce que peut être un art de qualité et exigeant aujourd’hui. Fin XXe siècle, tout le monde s’est gaussé du «postmodernisme», compris comme «modernisme en moins bien»… Peu d’artistes, et à leur suite peu de critiques et encore moins de public ont voulu saisir le «postmodernisme» comme un modernisme qu’il faudrait débarrasser de caractéristiques typiques du XXe siècle tout à fait contestables sinon détestables, une fois hors du seul domaine de la pensée… D’occasion de repenser et de refonder la Modernité, de rouvrir le champ des possibles et de l’émancipation des sujets, la postmodernité est devenue un terrain de jeu encombré d’images et de clichés sans grand pouvoir sur notre compréhension du réel (et indirectement notre faculté à y agir intelligemment), une version bâtarde et décomplexée du design envahissant, une suite ornementale faiblement publicitaire et unilatéralement relativiste dont peu de monde se soucie, mais dont quelques-uns, cependant, profitent en abondance… Le monde institutionnalisé de l’art et les media populaires mercenaires auront conjointement réussi le tour de force de fabriquer une Haute et une Basse Culture en même temps ineptes, exténuées, stéréotypées, directives et incapables de se construire des publics et de les fidéliser ensuite… Qu’un travail comme L’AMORCE apparaisse au bord, à la marge, un peu à côté, confidentiellement, discrètement est, tout à la fois, rassurant (il y a encore une résistance au tout-venant dans le maquis) et carrément paniquant (il y une nonchalance voire un je-m’en-foutisme certain de la collectivité pour ceux qui s’occupent de lui donner des représentations, des outils symboliques fiables et évolutifs, justement équivoques et suscitant la complexité)… Mais bon, mais quoi ! Nous nous faisons fort de compter parmi ceux qui seront à la première et dernière de L’AMORCE !

Vivement, donc ! Ne serait-ce que, parce qu’à la clé, comme pour toutes les œuvres qui nous laissent comme deux ronds de flan, il y a cette question pour soi qui taraude et mine, a taraudé et taraudera, a miné et minera tout ce que l’on peut dire sur ce qui compte et sur ce qui est le plus séminal dans le champ artistique occidental : pourquoi ceux qui mettent à jour notre monde dans ce qu’il a de plus méchant, interrogent ce qui le rend aussi hostile, sont aussi ceux qui le rendent, d’un même mouvement et d’une certaine manière, sinon meilleur, au moins envisageable et compréhensible ?

Ph. Guiot.





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